l’esprit du lieu avec Anne Hébert

De la scène littéraire au Québec vers le milieu du siècle passé : une photo de Monseigneur Félix-Antoine Savard au Salon du livre de Québec en 1975 à l'occasion du lancement de ses deux derniers livres, Discours et Souvenir. De 1950 à 1957 F.-A. Savard a occupé le poste de doyen de la faculté des lettres de l'Université Laval.

Sur la même photo Anne Hébert, assise à la droite de Savard venait quant à elle de publier Les Enfants du sabbat (1975) ou elle raconte une histoire de sorcellerie se déroulant au Québec. Ce livre lui vaux un second Prix du Gouverneur général et le prix de l'Académie française en 1976. En 1953 Son recueil Le tombeau des rois ayant été refusé au Québec Anne Hébert le publiera à compte d'auteur et ses poésies ne trouveront finalement un éditeur qu'en 1960 chez Gallimard à Paris.

Le poème Le tombeau des rois d'Anne Hébert a inspiré le présent travail dans la maison ou a vécu Félix-Antoine Savard à Saint Joseph de la Rive, et ou j'habite toujours. En suivant la grève vers l'est à environ 3 kilomètres de la maison on arrive au lieu dit de la Pointe-à-Savard, du nom riche propriétaire de ces terres au 19ieme siècle, Rogers Savard, marchand, armateur et navigateur. F.-A. Savard gardait sur son bureau la photo jaunie de son puissant et sévère arrière-grand-père, et il reviendra bâtir sa dernière demeure dans l'anse dite "de la vieille église" en amont de la Pointe-à-Savard.

Je vais souvent marcher sur la batture en direction de cette pointe sauvage entre le fleuve et les falaises. Un jour j'y ai fait la rencontre d'un couple de Faucons émerillon, (Falco Columbarius). Depuis j'ai appris à les voir lorsqu'ils passent à l'improviste aux bords de ma maison ou sur la grève. Leur présence à été le déclencheur d'un processus de création à travers lequel je renoue avec de profondes racines animistes. Ces oiseaux sont devenus les l'esprits auxiliaires qui guident la descente dans la mémoire, ils facilitent la résurgence d'une modalité d'être au monde profondément différent de celle inculquées par les anciens maîtres des lieux. Le poème d'Anne Hebert témoigne à merveille de ce parcours.

C'est à travers la fréquentation assidue d'un lieu naturel spécifique choisi intuitivement pour ses qualités de résonance subjectives que nous pourrons engager un échange subtil avec l'esprit des êtres non humains, animaux, végétaux qui habitent ce milieu. Attentifs aux formes sensibles par lesquelles ces intelligences vivantes communiquent entre elles, nous nous mettons à leur diapason dans l'espérance que se tissent des liens au plus profond. Nécessairement nous en serons altérés dans notre perceptions du monde et de nous même. Cette expérience élargie du monde du vivant nourri et libère l'imagination. Le travail artistique qui en découle témoigne de la porosité des mondes. Nous avons la chance d'avoir encore en nous la mémoire génétique qui nous facilitera les voies de communication avec toutes les formes du vivant, il faut nous en rappeler, il en va de notre survie sur cette planète.

 

 

Le tombeau des rois

Anne Hébert 1953

J'ai mon cœur au poing.
Comme un faucon aveugle.

Le taciturne oiseau pris à mes doigts
Lampe gonflée de vin et de sang,
Je descends
Vers les tombeaux des rois
Étonnée
À peine née.

Quel fil d'Ariane me mène
Au long des dédales sourds?
L'écho des pas s'y mange à mesure.

(En quel songe
Cette enfant fut-elle liée par la cheville
Pareille à une esclave fascinée?)

L'auteur du songe
Presse le fil,
Et viennent les pas nus
Un à un
Comme les premières gouttes de pluie
Au fond du puits.

Déjà l'odeur bouge en des orages gonflés
Suinte sous le pas des portes
Aux chambres secrètes et rondes,
Là où sont dressés les lits clos.

L'immobile désir des gisants me tire.
Le regarde avec étonnement
À même les noirs ossements
Luire les pierres bleues incrustées.

Quelques tragédies patiemment travaillées,
Sur la poitrine des rois, couchées,
En guise de bijoux
Me sont offertes
Sans larmes ni regrets.

Sur une seule ligne rangés:
La fumée d'encens, le gâteau de riz séché
Et ma chair qui tremble:
Offrande rituelle et soumise.

Le masque d'or sur ma face absente
Des fleurs violettes en guise de prunelles,
L'ombre de l'amour me maquille à petits traits précis;
Et cet oiseau que j'ai
Respire
Et se plaint étrangement.

Un frisson long
Semblable au vent qui prend, d'arbre en arbre,
Agite sept grands pharaons d'ébène
En leurs étuis solennels et parés.

Ce n'est que la profondeur de la mort qui persiste,
Simulant le dernier tourment
Cherchant son apaisement
Et son éternité
En un cliquetis léger de bracelets
Cercles vains jeux d'ailleurs
Autour de la chair sacrifiée.

Avides de la source fraternelle du mal en moi
Ils me couchent et me boivent;
Sept fois, je connais l'étau des os
Et la main sèche qui cherche le coeur pour le rompre.

Livide et repue de songe horrible
Les membres dénoués
Et les morts hors de moi, assassinés,
Quel reflet d'aube s'égare ici?
D'où vient donc que cet oiseau frémit
Et tourne vers le matin
Ses prunelles crevées?

HÉBERT, Anne, Poèmes, Paris, Seuil, 1960, p. 59-61.